Et reprise à l'émulsion pure, dans le frais, maigre sur gras ! Nous attaquons ainsi la seconde phase du travail selon la technique mixte.
En effet, contrairement au précepte constamment répété de manière quasi dictatoriale : "Il faut peindre gras sur maigre", et au risque brandi de voir son œuvre irrémédiablement condamnée à disparaître si l'on ne se conforme pas à ce "diktat", il est parfaitement possible de travailler maigre sur gras. L'usage d'une émulsion permet de passer au-delà de ce que la plupart des peintres considère comme une transgression éminemment dangereuse pour la survie de l'œuvre. Une condition cependant - la seule - à cette superposition : il faut travailler dans le frais.
Nous travaillons donc avec un blanc à l'huile, non dilué, mais systématiquement additionné d'émulsion. Celle-ci permet de modeler des lumières dans le fond frais, mais pris, au médium. Les traces de brosses restent là aussi visibles, mais il est extrêmement facile de les fondre dans le dessous humide, sans décrocher du support les premières couches de médium. Au séchage, le médium gras va fixer les couches d'émulsion maigre qui lui seront superposées. On travaille donc bien maigre sur gras, à l'opposé de tous les interdits sans cesse répétés... et ce, sans aucun problème, au contraire !
A noter que, pour obtenir des fondus encore plus moelleux, les versions moyenne et onctueuse du médium et de l'émulsion seraient plus adaptées.
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Pose d'un empâtement à l'émulsion |
Sur cette première couche d'émulsion, toujours sans attendre, on peut poser des empâtements. Remarquez les stries de la brosse, parfaitement visibles dans la masse de la couleur. On retrouve cette touche gaufrée, caractéristique de la peinture flamande et hollandaise du XVIIème siècle, et d'un travail à l'émulsion.
Notez encore le grain qui apparaît au sortir du coup de brosse. Cet effet, très caractéristique du médium et de l'émulsion en version tirante, est moins net dans les versions moyenne et surtout onctueuse. A l'inverse, il peut être encore accentué par addition d'eau, ou de liant aqueux si l'on travaille avec les flacons d'huile, de vernis et de liant à l'eau proposés séparément.
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Effet de frottis à l'émulsion |
Autre effet de grain, de frottis, obtenu à la brosse tenue horizontalement. Remarquez la sensation de troisième dimension qui naît du jeu de superposition de l'émulsion sur le dessous au médium gras.
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Modelé à l'émulsion |
Ce grain peut être lui-même refondu dans la masse, si on trouve sa présence trop prégnante. On remarque l'effet de vélature qui en résulte. Travaillée à l'émulsion, la pâte garde une translucidité remarquable qui évite d'obtenir l'aspect bouché que l'on constate trop souvent dans les œuvres travaillées à l'huile seule (voir la peinture impressionniste, malgré d'autres qualités indiscutables, et, dans leur globalité, la plupart des œuvres peintes dans la première moitié du XXème siècle).
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Reprise en frottis |
Et, si le fondu paraît trop mièvre, il est toujours possible de reprendre par un frottis ou un empâtement.
Ce jeu qui alterne les fondus et les tracés laissés à vif est caractéristique de l'utilisation du médium gras et de l'émulsion correspondante. A aucun moment on ne se dit, soit : "Il est trop tôt ; je ne peux pas encore superposer", soit : "Il est trop tard ; la peinture est devenue trop collante ; je ne peux plus modeler". Le peintre est maître de travailler partout et autant qu'il le souhaite. Cette liberté laisse toute sa place à la créativité. L'artiste est quasi délivré des vicissitudes techniques. Il peut oser sans crainte.
Par ailleurs, pouvoir passer alternativement du fondu à la netteté, et réciproquement, est essentiel dans la facture réaliste comme le répétait André Lhote dans ses "Traité du paysage" et "Traité de la figure" (Fleury 1939 et 1950). Cela évite le rendu cotonneux que l'on constate parfois dans les œuvres à la facture dite "léchée" ou, au contraire, la dureté, la raideur de nombre de travaux d'amateurs. Et, pour ce faire, aucun temps d'attente. Il n'y a pas à proprement parlé de temps de prise, comme on le dit souvent dans les ouvrages techniques concernant la technique à l'huile. A peine posée, la pâte est saisie, disponible donc pour être superposée, mais aussi remobilisable pour être modelée.
Remarquez enfin les stries et le grain arraché, caractéristiques recherchées par certains peintres contemporains. Ils accentuent la vivacité et la spontanéité de l'écriture. Si, cependant, ce type de facture n'est pas désiré, il suffit, par exemple, de choisir la version onctueuse du médium et de l'émulsion.
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Coups de brosse laissés à vif : une facture enlevée |
La pâte nourrie d'émulsion accroche le léger grain du support, laissant transparaître les couches de médium sous-jacentes. On assiste ainsi à un jeu de transparences, d'opacités et de superpositions tout à fait excitant, toujours dans le frais et avec la même facilité.
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Travail d'empâtement à l'émulsion |
L'émulsion autorise encore un travail d'empâtement extrêmement généreux, sans aucun risque de craquelures.
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Fondu des empâtements à la brosse |
Empâtements qui peuvent, bien entendu, être eux-mêmes remodelés.
La pâte n'est ni lourde, ni glissante comme avec le travail à l'huile pure. Elle ne colle pas comme parfois avec l'huile et le vernis. Elle se tend avec onctuosité et translucidité sur le fond.
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Du plus souple au plus rude : une palette d'effets sans limite |
Mais elle peut être aussitôt reprise avec vigueur et détermination si on le souhaite.
Du plus épais au plus mince, du plus rude au plus souple : toute la palette des rendus est à la disposition du peintre. La pâte obéit au geste de l'artiste. Il n'y a plus cet écart dramatique entre ce que je voudrais dire et ce que j'ai la possibilité de dire, entre le désir et le faire.
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Pose de vélatures au pinceau doux |
A l'inverse, la pâte à l'émulsion peut être diluée plus ou moins généreusement à la térébenthine, de manière à faciliter la pose de vélatures légères et fluides, mais jamais coulantes. Celles-ci peuvent être laissées à vif en faisant jouer leur translucidité, ou légèrement fondues dans la couche sous-jacente.
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Glacis et vélatures |
Effet de vélature claire et translucide, à l'émulsion, sur la sous-couche sombre au médium gras posé pur. Ce faisant, par le simple jeu de la transparence sombre sur un fond clair ou, à l'inverse, de l'opalescence claire sur un fond sombre, on introduit un jeu de chauds/froids d'une très grande subtilité, et ce, avec une désarmante simplicité. Nul besoin de savants mélanges. L'optique de la couleur joue sa partition, pour le plus grand bonheur du peintre ! La matière se fait lumière et répond aux sollicitations de l'artiste.
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Frottis à l'émulsion sur le fond gélifié au médium |
Autres jeux de frottis, fondus et reprises : loin du drame de ne pouvoir réaliser ce dont ils rêvaient qu'ont pu vivre des générations de peintres depuis l'abandon du métier par l'Impressionnisme, loin du divorce quasi existentiel entre la matière et l'esprit dans la tradition romantique, exécuter avec des matériaux adaptés devient un plaisir !
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Reprise en fondus |
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Et nouveaux frottis
pour redonner de la vigueur à la facture |
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Travail à la truelle à peindre |
L'émulsion peut être encore travaillée à la truelle à peindre. Tous les outils sont à disposition. La technique mixte n'est pas exclusivement réservée à la pratique "à l'ancienne" ! Et, même épaisse, la pâte séchera très rapidement, sans frisage ni craquelures. Même si nous conseillons de la laisser tranquillement siccativer quelques jours, la reprise est parfois possible après une seule journée de séchage, de préférence à la lumière.
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Superposition classique gras sur maigre |
Encore une autre possibilité : travailler à la manière classique, gras sur maigre, c'est-à-dire au médium sur l'émulsion. A savoir que, si l'on veut garder la transparence, il sera nécessaire de poser les touches avec légèreté, au pinceau doux, et en un seul geste. Sinon, il y aura de nouveau mélange avec la couche inférieure, ce qui peut aussi être souhaité. Bien entendu, l'épaisseur de la couche sous-jacente, à l'émulsion, a aussi son importance. Sur une couche mince, la superposition sans mélange sera plus aisée. Ici, volontairement, nous avons montré qu'elle est cependant possible, même sur un empâtement.
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Etat en fin de deuxième phase :
travail à l'émulsion sur le fond de médium, maigre sur gras |
Voici le résultat final de notre première séance.
La peinture a gagné en opacité, mais une opacité légère, qui ne masque pas les transparences au médium. L'œuvre n'est pas bouchée ; elle conserve une grande luminosité. Par endroit, le dessin lui-même reste visible, révélant les dessous de l'œuvre et donnant ainsi le sentiment, malgré l'immobilité inhérente à l'œuvre picturale, de pouvoir assister encore au travail en cours de réalisation. La peinture n'est plus chose morte, à contempler de manière extérieure ; elle vit en une création dont on assiste encore à la naissance malgré son apparent achèvement, et qui pourrait soudainement reprendre sous nos yeux. C'est bien aussi cela qui fait la différence, par exemple, entre la peinture dite académique (citons un certain nombre d'artistes de la fin du XIXème français), parfaite mais glacée, figée, et la peinture si vivante d'un Rubens ou d'un Vélasquez.
Notez encore les touches d'ocres rouge et jaune, posées à vif, au médium, en transparence sur l'émulsion. Elles permettent de réchauffer l'ensemble qui, à l'étape précédente, paraissait un peu froid.
Ce travail a donc été mené "alla prima", en une seule séance d'une demi-heure (sans compter la prise de vues), et avec une palette extrêmement réduite de trois couleurs plus le blanc. A aucun moment, il n'a été procédé à un quelconque mélange sur la palette. Les couleurs ont été appliquées pures, mais en variant constamment la manière de les poser, de les superposer. Et pourtant, on peut remarquer l'extrême variété des tons et des matières.
Cette simplicité dans l'emploi des matériaux est aussi caractéristique de la technique mixte. Une technique aboutie est une technique simple, parce que logique. On est loin des recettes compliquées du XIXème français et de "l'Ecole", gardienne du temple du "bien peindre" ! Ceci explique aussi qu'user d'une immense palette, à la manière, par exemple, des peintres du XVIIIème, puisse être inutile. Il suffit d'un emplacement pour déposer les couleurs pures et pouvoir les mêler au médium ou à l'émulsion, éventuellement associés à un peu de térébenthine ou d'eau. Avec une désarmante simplicité, le jeu optique se chargera d'opérer très naturellement, donc harmonieusement, les mélanges nécessaires.
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Jeux d'empâtements |
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Frottis et empâtements |
Pour finir, nous avons sélectionné quelques agrandissements permettant d'apprécier la variété des matières et des écritures obtenues.
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Transparences et opacités |
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Peinture posée, peinture brossée |
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Vélatures et frottis |
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Une grande variété de matières et d'écritures |
Le grain et la facilité des empâtements, caractéristiques de la version tirante du médium gras et de l'émulsion correspondante.
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Contraste clair/sombre ; émulsion/médium gras |
Et, pour finir, un exemple illustrant le précepte de composition donné par Titien : ne pas disperser l'ombre et la lumière sur le tableau ; toujours associer à la plus grande ombre la plus grande lumière.
Dans quelques jours, après séchage de notre ébauche, la reprise en seconde séance, selon le même protocole : première phase au médium gras, et reprise à l'émulsion maigre (voir le "Work in progress 1c").
Au programme :
- Pose de glacis sur fond réhumecté au vernis à retoucher ; jeux de transparences au médium, sombre sur clair, et approfondissement des ombres ;
- Jeux d'opalescences à l'émulsion, clair sur sombre, et rehaut des lumières par empâtement.
L'achèvement ? Nous verrons. Je le redis : avec la technique mixte, il n'y a pas de limites techniques. Une œuvre est achevée... quand l'artiste juge qu'elle l'est. Par delà les siècles, Titien nous le rappelle qui affirme avoir superposé parfois jusqu'à 40 couches de couleurs ! La matière ne limite pas la création ; elle est à son service !