Question récurrente et à laquelle nous sommes confrontés, surtout depuis que l'Atelier des Fontaines a enrichi sa gamme de médiums et émulsions avec celle des liants de broyage. En effet, les peintres sont de plus en plus nombreux à revenir à la pratique traditionnelle qui consistait à broyer soi-même ses pigments. Nous nous en réjouissons.
Pour peindre à l'huile, le liant, c'est de l'huile ! C'est une évidence, non ? Certes, mais il y a huile et huile... Et il est aussi possible de broyer à l'émulsion, en particulier les blancs. Voir pour ce procédé la page "Le broyage des blancs à l'émulsion", qui permet de pousser la technique mixte jusque dans ses ultimes développements.
Concernant l'huile, il faut déjà s'intéresser à sa nature : lin, œillette, carthame, noix ? Ce choix premier est essentiel tant sur le plan de la vitesse de siccativation de la pâte pigmentaire obtenue que sur celui de sa durabilité, mais aussi de son onctuosité et de son jaunissement.
Le deuxième point à considérer est sa qualité. Huile de première pression à froid ou huile extraite à chaud ?
Troisième aspect incontournable : sa méthode de préparation. Huile crue et naturelle, sans aucune préparation ? Huile crue, mais traitée artisanalement, ou industriellement ? Huile cuite ? Mais comment ? Huile cuite seule et à quelle température ? Huile cuite en présence d'additifs ? Lesquels ? Les huiles résultantes ont acquis des caractéristiques bien différentes. Lesquelles choisir pour broyer des pigments ?
Et, autre aspect encore : quels pigments vont être broyés avec ces huiles ? En effet, ils ont chacun leurs caractéristiques propres qui influent sur les qualités de la pâte pigmentaire : pouvoir couvrant, onctuosité, siccativité, résistance à la lumière et, bien entendu, coloration.
Tous ces paramètres sont à considérer et font du broyage des pigments une science complexe mise en œuvre par quelques grosses entreprises qui absorbent l'essentiel du marché destiné, en priorité, pour une question de volume de production, et donc de coût, à la peinture amateur ; mais aussi par plusieurs petites maisons qui travaillent à maintenir une production très spécifique et, souvent, de très grande qualité, plus particulièment tournée vers la peinture professionnelle. Il demeure que, quelle que soit la taille de ces entreprises, plus aucune ne travaille ses pigments manuellement. Le coût de la main d'œuvre en est devenu trop important. Celles qui continuent à annoncer "Couleurs préparées à la main" ne font plus, au maximum, que coller les étiquettes et emballer leurs produits de cette manière !
Le broyage manuel, à la molette et sur la pierre à broyer, offre une qualité de pâte bien différente et inimitable ; celle même dont disposaient les Maîtres ! ; souvent moins fine - ce qui n'est pas nécessairement un défaut - mais respectant les caractéristiques intrinsèques de chacun des pigments et, surtout, l'usage qui en était fait. Il n'est pas utile, par exemple, de broyer aussi finement une ocre ou un blanc destinés à être empâtés qu'une laque prévue pour être posée en glacis.
Comment donc se situer dans ce maquis ? Nous ne pouvons, ici, que poser quelques jalons.
Concernant la nature même de l'huile, comme nous l'expliquons dans cette page, l'œillette, malgré sa réputation de faible jaunissement n'est pas le meilleur choix. Séchant extrêmement lentement et, surtout, jamais à fond, elle donne, en conséquence, un film final de piètre qualité. Elle n'est donc guère à recommander, sauf, peut-être, pour les blancs et les bleus qui ne souffrent pas le virage au jaune. Et encore : dans la catégorie des huiles à séchage lent et de faible jaunissement, l'huile de carthame est nettement préférable. En tout état de cause, il sera nécessaire d'employer des pigments siccativant très bien par eux-mêmes ou de siccativer légèrement ces deux huiles si l'on décide de les utiliser.
Le lin fait partie des huiles historiquement les plus employées. Séchant vite, il fournit un film résistant et durable. Son inconvénient bien connu est, sauf traitement approprié, son jaunissement qui peut être vu comme nettement dérangeant, précisément pour les bleus et les blancs. Pour les terres, par contre, et, plus généralement pour toutes les teintes chaudes, il serait dommage de se priver de cette huile traditionnellement fort appréciée.
L'huile de noix est certainement le choix le plus consensuel concernant une huile destinée au broyage des pigments. Séchant un peu moins vite que celle de lin, mais sans comparaison possible avec une huile d'œillette ou de carthame, jaunissant aussi un peu, mais nettement moins que celle de lin, offrant un film final moins dur que cette dernière, mais plus souple, elle représente un très bon compromis. D'où son regain de faveur auprès des peintres avertis, depuis maintenant quelques dizaines d'années.
Évoquons la qualité de l'huile. Pour pouvoir atteindre la concentration pigmentaire maximum, caractéristique importante pour une pâte au sortir du tube, car il est toujours plus facile de lui ajouter un peu de liant durant le travail pictural lui-même que d'y incorporer de nouveau des pigments, il est impératif que l'huile de broyage soit bien fluide. Broyer une pâte avec une huile polymérisée, par exemple, indépendamment même des qualités intrinsèques d'une telle huile, est une gageure ! Or, plus une huile est chauffée longtemps et à haute température, plus elle épaissit. La préférence donnée, pour le broyage, à une huile crue et obtenue par première pression à froid est donc évidente.
A savoir, cependant, que maintes huiles industrielles, même pressées à chaud, présentent effectivement une très - trop - grande fluidité. Celle-ci est le résultat d'un ensemble de traitements, souvent fort brutaux, qui leur font perdre toute siccativité et leur ôtent une grande part de leur onctuosité naturelle. Comparant ainsi les huiles traitées artisanalement de manière douce et celles obtenues par des moyens industriels, nous entrons dans les méthodes même de préparation des huiles. Si donc une huile crue et obtenue à froid est éminemment souhaitable, il reste qu'elle ne peut être employée telle qu'au sortir de la presse. Même filtrée et décantée, opérations effectuées en général par le "Maître artisan huilier", l'huile contient encore une part de mucilage qu'il est absolument indispensable d'éliminer, au risque que les pâtes qui seraient broyées avec une huile non correctement démucilaginée subissent un jaunissement irréversible.
Huile de noix crue, de première pression à froid, et démucilaginée de manière douce : telle est, à notre avis, le meilleur choix. Cependant, nous rétorquent certains, l'huile cuite présente de telles qualités qu'il est quand même dommage de les ignorer. La remarque est pertinente. Nous pouvons y répondre de deux manières. Malgré la nécessité d'utiliser une huile bien fluide pour broyer les pigments, il est possible de bénéficier des qualités des huiles cuites :
1) Soit en broyant à l'huile crue, profitant ainsi de sa fluidité, tout en introduisant l'huile cuite par l'intermédiaire d'un médium. Celui-ci peut, en effet, apporter ce composant, et à forte dose, durant la séance picturale elle-même. On différencie ainsi nettement le liant de broyage et le liant additionnel. L'huile cuite pourra donc être introduite par le biais du médium, et en quantité variable selon les effets attendus ;
2) Soit en broyant avec une huile crue, mais légèrement additivée au préalable d'un peu d'huile cuite. Nous en donnons les proportions dans le document d'accompagnement concernant la présentation en flacons des médiums gras flamands et médium Maroger, ainsi que dans le mode d'emploi des huiles de lin cuites. Le liant obtenu sera dès l'abord plus riche par lui-même, mais son mode d'utilisation sera aussi plus neutre. Quels que soient les pigments et leur utilisation, la quantité d'huile cuite présente dans la pâte sera globalement identique. A savoir que l'introduction d'une huile cuite en présence d'une petite quantité d'oxydes métalliques apportera en sus un surcroît de siccativité et, si l'on choisit bien les additifs, d'une siccativation menée dans la profondeur de la couche picturale, gage d'un séchage harmonieux, sans embus ni craquelures. De même, il est tout à fait possible d'employer de concert les deux méthodes énoncées.
Concernant, enfin, le choix des pigments, celui-ci est, bien évidemment, guidé par les colorations attendues. Cependant, tout peintre un peu au fait des matériaux qu'il utilise sait expliquer pourquoi les fabricants présentent une telle gamme de couleurs qu'ils nous donnent souvent à choisir entre des nuances qui peuvent paraître si proches. Par exemple, chez Blockx, on aura à choisir entre un rouge "sulfo séléniure de cadmium" PO20, et un rouge "dicéto pyrrolo pyrrole" PO73, tous deux de nuance rouge orangé. Une première réponse est à trouver dans le rapport opacité/transparence des pigments. Même deux pigments proches par leur coloration ne donneront pas nécessairement le même résultat à l'emploi. L'un exprimera mieux sa personnalité dans une demi-pâte, l'autre à travers un glacis.
Cependant, concernant le choix des huiles de broyage, le critère pertinent n'est pas celui-ci. Il est, par contre, tout à fait judicieux de se pencher sur la capacité de certains pigments à accélérer par eux-mêmes la siccativation de l'huile, quand d'autres la ralentissent. Ainsi, nouvel exemple, broyer une laque de garance, pigment résolument anti-siccatif, avec une huile d'œillette, présente-t-il les meilleures garanties pour obtenir tôt ou tard des embus et craquelures ! A l'inverse, broyer un bleu de cobalt, extrêmement siccatif par lui-même, avec une huile de lin est sans intérêt, sauf à engendrer un grisaillement quasi inévitable du bleu. Là encore, posséder un minimum de connaissances des matériaux est indispensable.
Cordialement,
Christian VIBERT
Date de création :10/05/2014 - 09:06Dernière modification :21/04/2015 - 07:55