Bonjour,
Je viens juste de découvrir votre site. Je fabrique ma peinture moi-même.
Christian VIBERT : Bravo ! Vous renouez ainsi avec la tradition artisanale de ce métier, ce qui est le meilleur moyen de progresser dans sa maîtrise.
J’aime beaucoup P. P. Rubens et j’aimerais me rapprocher de sa technique. Jusqu’à présent, j’ai eu quelques résultats en broyant ma peinture à l’huile de noix cuite avec un peu d’huile de lin épaissie au soleil, mais ce n’est pas parfait.
C. V. : L’huile cuite n’est pas la plus adaptée au broyage des pigments, du moins pas employée de manière exclusive. Une huile de broyage doit être relativement fluide, de manière à obtenir une pâte de concentration pigmentaire élevée. Par contre, pour la composition des médiums, une huile cuite peut être fort intéressante. Elle amène richesse, onctuosité, rapidité de séchage, durabilité et, comparativement, moindre jaunissement qu'une huile crue.
J’apprécie le discours de Jean-Baptiste Oudry de 1752. Il a été l’élève de Nicolas de Largillière, une référence certaine en peinture flamande. Je me demande pourquoi Jean-Baptiste Oudry recommande, surtout pour les glacis finaux, de ne pas trop utiliser d’huile grasse (huile noire) et, de préférence, d’utiliser des couleurs naturellement transparentes comme les laques. Je cite Oudry : "On doit être très circonspect dans l’emploi de ces petits glacis, surtout dans les parties claires, par la raison que ces glacis, lorsqu’ils sont donnés avec des couleurs qui ont du corps, font presque toujours un effet lourd et cendreux, et jaunissent inévitablement, parce qu’on ne peut manquer d’y faire entrer l’huile grasse, ainsi que je l’ai déjà observé."
C. V. : Abuser de l’huile, qu’elle soit cuite ou crue, amène fatalement un jaunissement des couleurs. L’effet est, bien évidemment, surtout sensible dans les blancs et les bleus. D’où le conseil d’Oudry d’éviter les reprises intempestives, les glacis à l'huile, surtout dans les clairs. Par ailleurs, il donne la préférence à la reprise dans un vernis plutôt qu'à l'huile seule (voir son texte sur les reprises après séchage). Un vernis à retoucher basé sur un médium correctement composé et généreusement dilué permet précisément de bien doser le rapport huile/résine, donc d’éviter l’excès d’huile, favorisera la stabilité des reprises, leur adhérence avec les couches précédentes et, enfin, un meilleur fondu, le tout sans jaunir de manière significative.
"Il n’en est pas de même pour les glacis qu’on donne avec de la laque, de l’outremer, du stil de gain ou autres couleurs transparentes, soit pour augmenter l’éclat de certaines draperies ou pour en rehausser le ton (…). L’emploi en est plus sûr (…)."
C. V. : Concernant le choix des pigments pour composer les glacis, il est de notoriété publique que les couleurs transparentes leur sont favorables, puisque le principe même du glacis est de poser une couche généralement transparente, ou au moins translucide, sur un dessous a priori opaque. Ceci étant, glacer avec des couleurs même opaques, mais posées en couches suffisamment minces et à l'aide d'un médium adapté, permet d’obtenir des effets d’opalescence tout à fait intéressants. Par contre, la couleur doit être bien broyée pour ne pas laisser de grains inesthétiques, en particulier dans les ombres, là où les épaisseurs se doivent d’être réduites au minimum.
Mes questions : pourquoi, alors, le secret de Rubens serait-il dans un médium à l’huile noire résineuse en considérant ce qui est écrit ci-dessus ?
C. V. : Il faut être clair : l’idée que le médium de Rubens serait à rapprocher d’un médium appelé depuis « Maroger » vient de cet auteur lui-même et de ses recherches, dans les années 1930-1950. Comme tout chercheur, il a été abondamment critiqué, que cela soit à tort ou à raison. Or, jusqu’à présent, personne n’a pu prouver de manière irréfutable que cette hypothèse fût véridique ou non. A part de rares textes, dont je cite entre autres un extrait ici, on a peu de traces écrites sur le sujet. Il reste que, si l’on prend la peine de quitter le discours pour se saisir de brosses et comparer tous les produits connus ou actuellement disponibles, ce sont les médiums composés à partir d’huile cuite et de résine mastic qui, à ma connaissance, permettent le mieux d’approcher la matière et la manière de Rubens.
Maintenant, bien évidemment, posséder un matériau ne remplace ni le talent, ni, a fortiori, le génie. Or, la formation que les peintres recevaient à l’époque dépasse infiniment ce qu’elle est généralement devenue. C’est aussi cela qui fait obstacle, de nos jours, à l’éclosion d’un talent analogue.
Par ailleurs, le médium seul ne fait pas l'œuvre. Il faut considérer les autres composants matériels : supports, encollages, enduits, pigments ; les outils utilisés et, bien évidemment, leur mise en œuvre et les principes plastiques qui président à l'organisation même de l'œuvre. Ces derniers sont très certainement prépondérants dans le but poursuivi. Bref, ne fait pas du Rubens qui le veut, même avec un excellent médium... Le contraire se saurait !
Ma plus grande peur, en utilisant le médium Maroger, est le jaunissement à long terme.
C. V. : Tous les médiums, comme toutes les huiles, sont plus ou moins sujets au jaunissement, même l’huile d’œillette réputée pourtant ne pas le subir. Quelle attitude adopter face à ce fait ? Ne plus peindre à l’huile ? Les tempéras, certes, ne jaunissent pas. Mais permettent-elles ce que l’huile offre ? Ce serait renoncer aux techniques picturales qui ont fait l’éclosion des chefs-d’œuvre de la Renaissance et du Baroque. Adopter l’acrylique ? Beaucoup de contemporains ont fait ce choix. A mon sens, elle ne permet pas d’approcher la beauté, le moelleux, la profondeur, la variété d’exécution de l’huile.
Maintenant, il y a huile et huile, médium et médium. Pour commencer, je pense qu’il ne faut surtout pas sacrifier la solidité à l’absence de jaunissement. Pour parler clairement, choisir, par exemple, l’œillette pour sa pâleur et rejeter le lin pour son jaunissement est, j’en suis convaincu, une erreur. L’œillette ne sèche jamais à fond et son choix comme huile de broyage de l’ensemble des pigments a été l’une des erreurs majeures de la peinture au tournant des XIXème et XXème siècles. Les œuvres des Impressionnistes et des Modernes en paient actuellement le prix.
M’appuyant sur Paillot de Montabert, peintre de la fin du XVIIIème-début du XIXème siècle, je dirais qu’il vaut bien mieux travailler avec une huile dès l'abord colorée, par exemple une huile cuite, mais qui tendra à éclaircir, que de partir avec une huile pâle qui ira sans cesse en jaunissant. Au moins, on sait à quoi s'en tenir et on pourra composer, en connaissance de cause, avec cette coloration.
En effet, l’essai peut en être fait à tout moment, même une huile de lin, à la condition impérative qu’elle ait été correctement démucilaginée, si on la cuit en présence, par exemple de litharge, va beaucoup foncer mais, plus elle sera exposée à la lumière, plus elle ira s’éclaircissant. En effet, elle est devenue photosensible. Ce processus se poursuivra donc durant la siccativation de la peinture elle-même pour peu qu’on prenne la précaution d’exposer l’œuvre à la lumière, même diffuse, par exemple d’une fenêtre orientée au nord.
Est-ce possible, avec vos produits, que la peinture jaunisse ?
C. V. : Oui, comme je viens de le dire. Maintenant, parmi les médiums jaunissant le moins, ceux que j’appelle « gras à la manière flamande » sont à privilégier, car ils sont composés à partir d’une huile cuite à haute température, ce qui minimise considérablement cette caractéristique.
Lequel de vos médiums pourrais-je utiliser pour imiter Rubens ?
C. V. : Les médiums que je viens de nommer : "gras à la manière flamande" sont, à mon sens, les plus adaptés. Vous bénéficiez d'un produit combinant huile et résine de manière équilibrée, thixotrope, séchant rapidement sans craqueler ni friser, de belle transparence, permettant tout à la fois le travail des pâtes et demi-pâtes que celui des glacis. La version moyenne, par exemple, vous permettra de profiter tout à la fois d’une bonne onctuosité tout en pouvant aussi obtenir des effets de matière intéressants. Cependant, le choix d’un blanc adapté est essentiel. Seul un véritable blanc de plomb vous offrira une matière permettant d’espérer approcher la pâte des Anciens.
Sur votre site, vous dites qu'il est possible de broyer directement le blanc avec votre émulsion. Comment puis-je procéder ? Est-ce que faire mon blanc par émulsion pourrait m’aider à imiter Rubens ?
C. V. : Broyer le blanc à l’émulsion permet de pousser la technique mixte au maximum de ses possibilités, de différencier parfaitement l’ombre et la lumière, ce qui est précisément l’un des aspects majeurs de la peinture depuis le XVème jusqu’à la fin du XIXème siècle. L’expérience vaut d’être tentée. Vous découvrirez une matière totalement nouvelle, à laquelle peu de peintres, depuis le XVIIIème siècle, ont eu accès. Je suis persuadé que les premiers flamands ont usé de ce procédé, mais que son usage a perduré bien longtemps. La peinture de Rembrandt, par exemple, ne peut se concevoir sans le recours à une émulsion. Maintenant, ajoutait-il son émulsion dans ses couleurs broyées à l’huile, ou broyait-il, entre autres son blanc, directement à l’émulsion ? La question reste posée.
Concernant plus précisément Rubens, usait-il d’une émulsion ? Je veux le croire, mais ne peux vous l’affirmer. Par contre, à cette époque, le blanc de plomb était broyé préalablement à l’eau (flushing process), d’où sa présence résiduelle dans les pâtes même broyées à l’huile. La consistance des blancs en était considérablement modifiée, d’où aussi leur aspect inimitable sans le recours à un procédé à l’émulsion.
Merci de vos réponses.
Je vous en prie.
Cordialement,
Christian VIBERT
Date de création :29/05/2014 - 11:12Dernière modification :19/10/2014 - 18:39