Les stagiaires qui viennent nous voir, à Bernay, sont souvent incrédules quand nous affirmons :
- qu'il est tout à fait possible de peindre à l'huile "maigre sur gras" ;
- que cette technique, dite "mixte", est même remarquablement simple ;
- surtout, qu'elle permet de s'affranchir de toute limitation technique ;
- qu'enfin, les noms les plus prestigieux lui sont attachés : les frères Van Eyck, très vraisemblablement, et plus généralement les primitifs flamands : Memling, Van der Weyden, Van des Goes, Bosch ou Brueghel, mais aussi, plus tardivement, certains peintres parmi les plus célèbres, à commencer, de manière quasi certaine, par Rembrandt.
En effet, on a tellement répété et on a tellement écrit que la technique de l'huile nécessitait, de manière impérative, d'être menée "gras sur maigre" que la plupart des peintres, et donc nos stagiaires aussi, ont du mal à imaginer cette remise en cause. Et pourtant...
L'exposition des principes de la technique mixte appuyée sur de solides apports théoriques, la démonstration de ses possibilités, et sa mise en œuvre concrète par les stagiaires eux-mêmes finissent par emporter leur conviction : tous les stagiaires qui y ont goûté sont devenus des fidèles. La raison en est simple : la technique mixte n'est pas une technique à l'huile parmi tant d'autres, c'est un dépassement de cette technique. Elle peut englober toutes les autres sans les renier.
Les quelques éléments qui suivent sont une ébauche de ce que nous développons abondamment durant les stages organisés par l'association "ATP - Art et Techniques de la Peinture".
Aperçu théorique sur la technique mixte
La technique mixte est très certainement apparue en Flandres au cours du XVème siècle. Elle marque la période de transition entre les techniques picturales aqueuses, le plus souvent à la colle ou à l'œuf, et les techniques oléo-résineuses. Dans son ouvrage bien connu, Maroger en décrit une application, du type huile cuite / jaune d'œuf, et attribue celle-ci aux Van Eyck. Cette technique a été peu à peu remplacée par d'autres, oléo-résineuses ou uniquement huileuses, au cours des siècles suivants. Cependant, on peut encore en trouver trace chez des peintres tels Rembrandt, au XVIIème siècle. Ses extraordinaires empâtements auraient très vraisemblablement été posés à l'aide d'une émulsion, d'où leur générosité et, cependant, leur excellente conservation.
Cette pratique, qui consiste à alterner dans le frais une couche grasse à l'huile, ou à la résine et à l'huile, sur laquelle on superpose une couche maigre à l'émulsion huile et résine / liant aqueux, a été réintroduite en France par Nicolas Wacker, professeur à l'Ecole des Beaux-arts de Paris (ENSBA) dans les années 1970 à 1985.
Sa durabilité est attestée par l'extraordinaire conservation des œuvres peintes selon ce procédé, contrairement à nombre de toiles exécutées postérieurement, uniquement à l'huile, par exemple celles de la fin du XIXème siècle. Pourtant bien plus récentes, l'état de ces dernières fait le pain quotidien de bien des restaurateurs.
Cependant, l'intérêt majeur de la technique mixte tient dans le fait qu'elle permet de dépasser la tyrannique règle du "gras sur maigre". On superpose, en effet, d'abord une couche grasse basée sur l'utilisation d'un médium oléo-résineux, sur laquelle, durant la même séance, on reprend avec une couche maigre combinant le même médium, mais additionné d'un liant à l'eau. On constitue ainsi une émulsion qui va se fixer par "transfert" de gras, du dessous oléo-résineux, vers le maigre oléo-résineux-aqueux du dessus. Ce faisant, ce procédé "maigre sur gras", mais dans le frais, permet de reprendre aussi longtemps qu'on le souhaite sans risquer de finir l'œuvre, toujours plus grasse, dans un "bain d'huile" jaunissante comme nombre de toiles enfumées produites "gras sur maigre". Titien affirme ainsi avoir pu superposer jusqu'à quarante couches de couleurs ! Bien évidemment, malgré le prestige lié à ce nom, nul n'est obligé d'en faire autant. Il suffit de savoir que, hormis le principe incontournable lié à la superposition dans le frais, cette méthode picturale permet de s'affranchir de toute limite technique. Il devient possible d'exécuter une œuvre en une seule séance, "fa presto", comme en dix ou plus, si le besoin s'en fait sentir.
Il est tout aussi important de bien préciser que la technique mixte n'est pas basée sur un produit spécifique. Elle est donc extrêmement polyvalente. Il est nécessaire, cependant, d'assurer une certaine cohérence entre le médium huileux ou oléo-résineux servant de point de départ, et l'émulsion qui en découle. Nicolas Wacker l'enseignait avec des produits basiques : huile de lin crue ou ensoleillée, résine dammar (produit non connu à l'époque des Van Eyck), œuf entier ou colle à papier peint (produit moderne).
Pratiquée ainsi, la technique mixte a pu décevoir un certain nombre de peintres, car elle nécessite des interventions parfaitement séquencées : couche grasse unique prise très rapidement, donc difficilement modelable et non remobilisable, suivie d'une couche maigre elle-même posée avec peu de possibilité de reprise. Même si le temps de séchage entre chaque séance est relativement court, leur multiplicité, nécessaire à l'obtention d'un résultat achevé, peut finir par lasser. Et l'œuvre, tant de fois reprise, tend à une facture brouillonne. Certains parmi nos stagiaires ayant suivi précédemment une formation à la technique mixte basée sur ces mêmes produits ont pu en attester. Il est ainsi regrettable qu'une technique aussi remarquable par le champ des possibles qu'elle ouvre ait pu souffrir d'un certain discrédit.
La question demeure de savoir si Nicolas Wacker ne connaissait pas le fait qu'il fût possible de mettre en œuvre cette technique avec des produits plus performants. Nous n'avons pas de réponse certaine à cette question. On peut cependant douter de son ignorance à ce sujet. Alors, pourquoi cette fixation sur des matériaux aussi basiques ? Nous formulons une hypothèse : dans le contexte d'un enseignement de masse distribué sous la responsabilité d'une école d'Etat et à mettre à la disposition d'étudiants au budget le plus souvent modeste, pouvait-il proposer d'autres solutions ?
Nous concernant, jeune étudiant, nous avions été immédiatement conquis par les extraordinaires possibilités de cette technique, mais, après quelques années de pratique respectueuse de l'enseignement originel de Nicolas Wacker, nous avons décidé d'en tenter la mise en œuvre avec des matériaux autrement performants, en particulier ceux dits "thixotropes", produits à l'époque par Lefranc et Bourgeois. Depuis leur disparition dans les années 2000 et leur remplacement par des produits de substitution de même appellation, mais loin d'être équivalents, à partir de 2004, nous en sommes venu à recomposer les médiums et émulsions traditionnels que le site "Atelier des Fontaines" présente et commercialise.
A noter aussi que nous avons pris, au fur et à mesure, des libertés par rapport au processus indiqué par Nicolas Wacker. Les connaisseurs pourront le remarquer au développement qui va suivre. Cela suit la logique de notre prise de distance progressive vis-à-vis de son enseignement. Nous en avons retenu le principe essentiel, incontournable, nous le réaffirmons, de la superposition dans le frais, mais en délaissant les aspects trop formels et contraignants de l'enseignement de Wacker, par exemple l'imprimature initiale effectuée uniquement au vernis dammar. A l'usage, en effet, nous avions constaté qu'elle tendait à se rediluer si l'on ne prenait pas la précaution de la recouvrir entièrement d'une première couche d'émulsion, ce qui nuisait en même temps, dès le départ, à la transparence des ombres.
Le médium gras flamand "Atelier des Fontaines" en version tirante |
Mise en œuvre de la technique mixte avec un médium gras flamand "Atelier des Fontaines", en version tirante
Ce médium est celui que nous utilisons le plus couramment. Faisant partie des produits thixotropes, son originalité tient à sa grande onctuosité doublée d'une sensation de tirant sous la brosse que nous apprécions particulièrement.
Composition :
- Huile de lin de première pression à froid issue de Suède, préalablement cuite à haute température, puis recuite à basse température en présence de divers oxydes métalliques ;
- Résine mastic en provenance directe de l'île de Chios ;
- Essence de térébenthine rectifiée.
Le médium gras flamand conditionné en tube |
Le médium gras flamand conditionné sous forme de deux flacons |
Le médium gras flamand "Atelier des Fontaines" est commercialisé, soit prêt à l'emploi, conditionné en tube ; soit sous forme de deux flacons d'huile cuite et de vernis, à mélanger par l'artiste lui-même. Cette seconde présentation permet au peintre de varier légèrement le dosage des composants, d'où une multiplication des effets attendus. Les modes d'emploi et suppléments que nous fournissons en même temps que les produits contiennent de précieuses indications à ce sujet.
"Pomme, bocal et couteau de cuisine" : une nature morte pour démonstration |
Prétexte à la démonstration : une nature morte minimaliste
Cette nature morte est illuminée, d'une part par une ampoule incandescente fournissant naturellement un éclairage de teinte chaude ; d'autre part, par les reflets très froids du fait de l'orientation au nord de l'atelier. Il va donc falloir jouer de cette opposition, en particulier dans le drapé blanc servant de fond.
Un subtil jeu de chauds et froids |
On note bien évidemment la même opposition chaud / froid, très nette dans les éclats lumineux visibles sur le bocal en verre.
Esquisse au fusain sur toile de lin 5 F (35 x 27 cm) tendue sur châssis et enduite maigre |
Le sujet est simple, mais, même dénué de prétention, sa composition dans le format choisi, très géométrique, a été soigneusement étudiée.
Esquisse au fusain sur toile de lin 5 F (35 x 27 cm) tendue sur châssis et enduite maigre (détail) |
L'esquisse au fusain a été laissée en un état peu contrasté, le but étant d'assurer un point de départ relativement précis, mais ne risquant pas d'entraver la transparence du travail à venir.
Christian VIBERT "Pomme, pot et couteau" (ébauche) Huile sur toile tendue sur châssis |
Première phase : ébauche au médium gras flamand "Atelier des Fontaines"
Sur ce fond au fusain, très gris, on commence par passer un vernis à retoucher léger composé du médium choisi, mais abondamment dilué à l'essence de térébenthine rectifiée. Ce jus léger, mais déjà gras, est d'un intérêt majeur que nous détaillons durant les stages.
Ebauche au médium gras flamand "Atelier des Fontaines" |
On ébauche ensuite les ombres et les tons locaux, en transparence, avec le même médium, mais dilué en moindre proportion à l'essence de térébenthine.
Un travail préalable uniquement en transparence |
Le choix d'un médium thixotrope permet de disposer d'un produit d'excellente transparence, onctueux, se modelant parfaitement, sans aucunement couler, même s'il a été généreusement dilué. A la différence de la couche initiale au vernis proposée par Nicolas Wacker, il est ici possible de revenir dessus aussi longtemps qu'on le souhaite. Sa prise est, en effet, rapide, mais le produit demeure remobilisable tout au long de la séance de peinture. Sa siccativité est, par ailleurs, excellente, caractéristique indispensable, surtout en première couche.
On conseille de débuter avec un nombre minimal de couleurs, très fixes et bien siccatives, mais peu saturées. Cette économie de moyens offre, dans les faits, de nombreux avantages. Par ailleurs, on constate que cette faible saturation des couleurs employées est compensée, en transparence, par la réverbération du blanc de l'enduit. On obtient ainsi, même avec des couleurs en elles- mêmes assez ternes au sortir des tubes, des tons déjà relativement intenses. On voit, ici, tout l'intérêt d'user d'un médium permettant de riches transparences.
La suite de notre première séance : reprise à l'émulsion , "maigre sur gras", c'est ici !