"Bonjour Christian,
Au cours du temps, j’ai trouvé dans certains traités de la peinture mention de la dégradation de l’huile en une centaine d’années. Je viens de retrouver cette mention dans un article que j’ai lu pour préparer ma conférence sur la copie, remise en cause par l’un de mes contacts.
Je n’ai pas trouvé cette information dans ton ouvrage, sauf erreur de ma part. Peux-tu me renseigner à ce sujet ?
Merci d’avance !
Très cordialement.
Catherine"
Pour répondre à ta question, Catherine, voici les deux passages concernés dans mon ouvrage :
1) Chapitre "B.1. Evolution et disparition du métier d'artiste peintre", page 21 :
Théophile à la fin du XIe-début du XIIe siècle, dans son manuscrit Schedula diversum artium traduit en Français en 1843. Au Moyen Age, en effet, la peinture à l'huile n’était pas considérée comme une technique artistique. On lui reprochait, en particulier, sa lenteur à sécher et, en conséquence, l’impossibilité d’opérer avec ce produit des superpositions sans mélange dans le frais, superpositions que permettait, et très rapidement, la tempera à l’œuf. De plus, on la savait non durable au-delà d’une centaine d’années. Les couleurs à l’huile servaient essentiellement à peindre les statues et objets liturgiques. C'est pourtant avec cette technique, on ne peut plus sommaire, que les impressionnistes se lanceront dans leurs expérimentations. Un artiste comme Degas, las de se confronter avec la technique de l’huile qui ne convient pas à ce qu’il en attend, ira jusqu’à la délaisser au profit du pastel. Les impressionnistes, en réaction contre les injonctions de l’Académie, simplifient le métier jusqu’à retourner à la technique à l’huile seule, éventuellement diluée à l'essence, proche de celle relevée par le moine
2) Chapitre "D.15.2. La Révolution impressionniste : une avancée ou une régression picturale ?", pages 210 - 211 :
Des pigments, un liant huileux, un diluant. On pourrait effectivement en rester là. C’est d’ailleurs à ces matériaux de base que les peintres impressionnistes, considérés comme révolutionnaires à la fin du XIXe siècle, sont revenus et nous ont laissé ce que nombre de peintres considèrent encore comme la tradition. Or, si l’on sait ce que les impressionnistes ont apporté pour ce qui est du renouveau de la peinture : éclaircissement de la palette, relative rapidité d’exécution, renouvellement des sujets, ils sont moins connus, sauf dans les milieux spécialisés, pour ce qu’ils ont pu faire perdre aux techniques picturales basées sur l’utilisation de l’huile.
En effet, rejetant la tradition académique, sa vision considérée comme sclérosée, ses recettes compliquées et son coloris parfois fumeux, ils ont, dans un même élan, mis à bas ce que des siècles d’avancées techniques avaient apporté au métier de peintre. Sans le savoir, ils sont revenus à une pratique de l’huile telle qu’on la concevait aux XIe-XIIe siècles, époque où elle était considérée comme impropre à la peinture artistique.
« Je peins comme l’oiseau chante », clamait Claude Monet. Certes, l’oiseau ne se soucie pas de technique, mais il a acquis ses capacités de chanteur par les générations d’oiseaux qui l’ont précédé. Qu’un siècle plus tard, les œuvres impressionnistes, prévues par leur créateurs pour ne pas être vernies afin de garder la fraîcheur du fait de leur matité, soient quasiment toutes passées sous la brosse à vernir des restaurateurs, et dans tous les musées du monde, est un indice évident que la technique impressionniste, dans sa révolte simplificatrice, a laissé filer un élément essentiel à la durabilité des œuvres produites. Sans cette ultime opération de survie, désormais, la peinture impressionniste serait en passe de disparaître.
Il faut se rendre à l’évidence, les Anciens avaient bénéficié du recul du temps pour le vérifier : la peinture broyée à l’huile crue, sans autre ajout, ne dure pas plus d’un siècle. Le film pictural se construit par oxydation, mais celle-ci se poursuit durant des années et, parallèlement à l’oxydation constructive se déroulent des phénomènes d’oxydation destructive. Quand les seconds prennent le pas sur les premiers, la couche picturale finit par perdre sa cohésion. Cette durée de vie limitée était une des raisons majeures qui avait fait rejeter l’huile comme technique de peinture artistique ; les autres raisons étant sa lenteur de siccativation et l’impossibilité conséquente de superposer deux teintes sans qu’elles ne se mélangent, à moins d’attendre longuement :
On peut broyer les couleurs de toute espèce avec la même sorte d’huile, et les poser sur un travail de bois ; mais seulement pour les objets qui peuvent être séchés au soleil : car, chaque fois que vous avez appliqué une couleur, vous ne pouvez en superposer une autre, si la première n’est séchée ; ce qui, dans les images et les autres peintures, est long et trop ennuyeux (Théophile, présentation de 1843, livre I, chap. XXV).
Or, à une époque où la succession des couches picturales répondait à une codification bien précise, la superposition des teintes était une nécessité. Pour la figure, par exemple, le dessous était un verdaccio, teinte laissée apparente dans les ombres, et qui mettait en valeur, par contraste, le rosé des lumières qu’on lui superposait.
Bien cordialement,
Christian
Pour poursuivre sur le sujet, même s'il ne s'agit pas directement d'une réponse à ta question. Toujours dans mon ouvrage, page 145 :
D.7.4.4. La réticulation et l’évolution du réseau polymérique
Que l’huile ait siccativé uniquement par polymérisation et oxydation à l’air (cas de l’huile crue), qu’elle ait bénéficié au préalable d’un processus de polymérisation thermique directe par chauffage intense et prolongé sans intervention d’oxygène (cas de la standolie), ou encore d’une polymérisation thermique partielle par une cuisson à haute température en présence d’air, dans tous les cas, un réseau polymérique de linoxyne (des mots « lin » et « oxygène ; en quelque sorte, du « lin oxydé ») va se former et finir par se solidifier. Ce réseau peut aussi se constituer en s’associant à d’autres liants : résines, cires, etc.
Le film pictural ainsi formé enveloppe les pigments, les fixant au support préparé, tout en leur communiquant d’éventuelles qualités mécaniques (résistance et durabilité), chimiques (insensibilité aux solvants) et optiques (profondeur, transparence et brillant).
Mais les caractéristiques de ce réseau et la manière dont il va évoluer – et vieillir, car il va se modifier durant des décennies, voire des siècles – sont extrêmement variables selon la nature de l’huile employée, le traitement qu’elle a ou non subi, la manière dont il s’est constitué dès l’origine et les conditions environnementales auxquelles il va être soumis. Différentes évolutions sont possibles :
– Au mieux, non seulement ce réseau comporte une forte densité de macromolécules construites selon un schéma linéaire, mais il a aussi pu se former des liaisons transversales, transformant ce polymère linéaire en un polymère tridimensionnel. Cette structure développée dans un espace à trois dimensions constitue ce qu’on appelle un « réseau réticulé ».
Un tel assemblage acquiert une résistance incomparable, même aux solvants, qui peut expliquer l’étonnante durabilité de certains matériaux picturaux. Il est connu que les œuvres à l’huile les plus anciennes, celles par exemple de l’école flamande (Van Eyck, Memling, Van der Weiden, etc.), sont généralement aussi les mieux conservées. Elles semblent défier l’épreuve du temps sans que les siècles n’aient de prise sur elles.
De plus, au fur et à mesure de la siccativation, l’huile devient plus réfringente. On parle d’une « agatisation » de la pâte picturale. L’huile de lin, par exemple, après à peine un an de siccativation, peut passer d’un indice de réfraction de 1,48 à 1,50. Le liant devient plus transparent et brillant, accentuant la profondeur et la saturation des couleurs ;
– Au pire, le film de linoxyne va rester ou redevenir mou, poisseux, collant. C’est en particulier le cas si la siccativation se passe de manière trop lente ou dans de mauvaises conditions environ-nementales (voir le chapitre suivant) : abus d’huile peu siccative, absence de lumière et d’aération, surtout au début du processus de siccativation, mais aussi présence de pigments antisiccatifs non corrigés. D’où l’importance de favoriser une siccativation rapide et efficace, et la nécessité parfois, sans en abuser, de l’adjonction de sels et métaux siccatifs.
Tout aussi grave, à l’inverse, le film peut se dessécher de manière excessive par perte des molécules n’ayant pas participé à la formation du réseau polymérique, et dont le rôle, déjà noté, est celui de plastifiant.[1] Il devient cassant, pulvérulent.
De même, une exposition trop intense aux ultraviolets, attaquant même les liaisons entre carbones les plus solides, peut être la cause d’une dégradation. Un abus de sels siccatifs, tel le manganèse, provoquant une hyperoxydation, agit dans le même sens. Ce sont les phénomènes que l’on constate, par exemple, sur de vieilles portes et volets peints à l’huile et exposés en permanence au soleil, mais aussi sur nombre de toiles anciennes dont le fond brun a été peint à la terre d’ombre.[2]
[1] Voir D.7.2. Les différents types d’acides gras
[2] Les terres d’ombre, naturelles comme brûlées, font partie des pigments parmi les plus siccatifs du fait de leur haute teneur en oxyde de manganèse.
J'essaie de rédiger un article.